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"Au Sénégal, quelque chose était en train de se tramer"

7 février 2024

Interview d'Ismaïla Diack, juriste chargé de projet au sein de la Fondation allemande Friedrich Ebert à Dakar.

https://p.dw.com/p/4c7JD

Au Sénégal, l'opposition dénonce un "coup d'Etat constitutionnel" après le report de la présidentielle au 15 décembre. Plusieurs voix s'élèvent pour reprocher au président, Macky Sall, de vouloir se maintenir au pouvoir au-delà des limites légales de son mandat. Et de vouloir régler ainsi des différends personnels avec son Premier ministre, Amadou Ba.

Outre la ministre Awa Marie Coll Seck, Zahra Iyane Thiam, la directrice de l'agence sénégalaise de promotion des exportations, ancienne soutien du président, en 2012, a, elle aussi, pris ses distances avec  Macky Sall. Sur son compte Facebook, elle écrit que le report de l'élection est un "gâchis" et "une violation flagrante" de la Constitution. 

De son côté, le chef de l'Etat a justifié sa décision par une "crise constitutionnelle", et sa décision a été validée lundi par l'Assemblée, après expulsion d'une partie des députés d'opposition hors de l'hémicycle.

Ceux qui ont voté en faveur du report de l'élection se justifient, à l'instar de Benno Abdou Mbow, membre de la coalition au pouvoir Benno Bokk Yaakaar. Lors d'une conférence de presse, mardi [06.02.24], il s'est félicité "des travaux qui font encore rayonner la démocratie" et a demandé aux journalistes de noter "... que [la] Constitution n'a ni été modifiée, ni été changée mais c'est juste la neutralisation temporelle d'un article, c'est-à-dire l'article 31. (...) Que le président de la République, s'il voulait proroger ou prolonger son mandat, il n'allait pas réitérer sa volonté de ne pas se présenter (...) que les conditions soient réunies pour avoir une élection libre, transparente et démocratique"

Vidéo du message du chef de l'Etat, samedi dernier:


 

Le Sénégal sous tensions

Plusieurs députés membres ou alliés du Pastef, le parti d'Ousmane Sonko, ont été interpellés hier en banlieue de Dakar. La presse a recensé plus de 150 arrestations depuis dimanche. 

Parmi les observateurs indignés par la situation qui prévaut au Sénégal, notre invité de la semaine: Ismaïla Diack. Juriste de formation et chargé de projet pour la fondation allemande Friedrich Ebert, à Dakar, il dénonce des dérives inquiétantes pour la démocratie sénégalaise.

Interview avec Ismaïla Diack (FES Dakar)

 

Quelle est l'ambiance à Dakar, et ailleurs au Sénégal? Comment est-ce que vous percevez cette situation dans les rues?

Les gens sont inquiets parce que la démocratie est en train d'être bafouée. Il y a des villes où les choses commencent à bouger, mais comme l'internet [a été] coupé [durant plusieurs jours], la communication [a été] ralentie. Mais dans les faits, la tension est vive.

Le point sur la situation au Sénégal le 7 février 2024 à 6hTU (Robert Adé, correspondant DW Afrique à Dakar)

 

Lundi soir, les députés ont finalement décidé d'adopter la loi qui entérine le report de la présidentielle au 15 décembre. Pourquoi est-ce que ça pose toujours question, malgré tout?

Cela pose question, parce qu’il y a des points fondamentaux au niveau de la Constitution qu'on ne peut pas réviser. La durée du mandat [présidentiel] en fait partie.

Macky Sall avait promis aux Sénégalais en 2012 qu'il allait diminuer son mandat de cinq ans. Il avait saisi le Conseil constitutionnel pour avis et le Conseil constitutionnel lui a dit qu’il ne pouvait ni diminuer ni augmenter son mandat [sans passer par un référendum].

Aujourd'hui, c'est la même chose qui se représente: pourquoi des députés pourraient-ils augmenter le mandat du président de la République ?

A partir du 2 avril, le président a terminé ses cinq ans. Ni le décret de Macky Sall ni la loi votée par les députés ne peut qu'augmenter le mandat du président de la République. Samedi, le  président s'est réveillé et s’est dit : "C'est moi qui avais convoqué [le corps électoral], eh bien je ne vous convoque plus aujourd'hui".

La plupart des partis d'opposition vont attaquer cette décision en justice. On n’est plus là dans le cadre légal mais dans le forcing et c'est ce qui est regrettable.

 

Vers quoi peut-on s'acheminer si on sort du cadre légal ? Est-ce que désormais tout est permis?

Actuellement, les deux camps vont rester sur leurs positions. Le président invite les gens à un dialogue. Mais quel type de dialogue? Quels sont les termes de référence du dialogue? Est-ce que les candidats qui ont été admis seront maintenus ou pas [lorsque les élections auront lieu]?

Il y a moult interrogations dont la réponse n'est définie aujourd'hui et ce n'est pas encore clair pour demain.

En tout cas, ce qu'il faut remarquer, c'est que le groupe du PDS, qui soutient Karim Wade, a accusé le Premier ministre actuel, qui est le candidat du pouvoir, d’avoir corrompu des juges du Conseil du constitutionnel. Et des membres du gouvernement ont accepté de mettre en place une commission d’enquête pour enquêter sur cette situation.

Je ne peux pas comprendre : le candidat du pouvoir qui a été Premier ministre, qui a été ministre de l’Economie et des Finances pendant des années, ministre des Affaires étrangères, vous attendez le dernier moment pour accuser ce candidat [de corruption] ?

La plupart des spécialistes disent qu'en réalité, il y a un problème entre le Premier ministre et le présent de la République. Donc, c'est un problème interne à leur parti qu’ils ont essayé de régler sur le dos des Sénégalais.

 

Est-ce que Macky Sall n'aurait pas sous-estimé le risque social de ce report?

C'est ce que beaucoup de citoyens du Sénégal se disent. Il n'y avait pas de feu, il n'y avait pas de guerre, il n'y avait rien du tout. Les institutions marchaient… et coûte que coûte, on sort cela ?

Moi, je fais partie des gens qui ont toujours dit en interne que Macky Sall ne voulait pas des élections en 2024, parce qu'on ne pouvait pas fermer l'université [Cheikh Anta Diop de Dakar], elle qui fait partie des lieux de contestation par excellence, pendant des mois, sans aucun prétexte. Quelque chose était en train de se tramer.

Aujourd'hui, sur le plan légal, il est très complexe de régler ce problème.

Qu'est-ce qui peut se passer selon vous? Par exemple, est-ce que vous craignez un scénario de radicalisation dans les rues, d'émeutes ?

Tout peut se passer. Par exemple, si Macky Sall veut éliminer les candidats qui sont déjà passés, sous le prétexte que c’est Karim Wade, dont on a rejeté la candidature, qui a provoqué toute cette situation.

Mais qu'est-ce qu'ils vont faire maintenant?

Est-ce qu'on va reprendre le processus [électoral à zéro]? Ou bien est-ce qu’on va continuer le processus [en cours] ? Jusqu'à présent rien n’est encore défini, c'est ça l'enjeu.

[L’opposant] Ousmane Sonko aujourd'hui, sa force, ce n'est pas [s]a personne. Il l’a dit lui-meme ; il a réussi, à travers son discours, à avoir des militants très engagés et aujourd'hui, l'ensemble des sondages donnent favori [Bassirou] Diomaye Faye, désigné par Sonko [en raison de l’inégibilité d’Ousmane Sonko, ndlr].

Mais aussi, ça peut être une manière [pour le pouvoir en place] de corser leur dossier pour empêcher Diomaye de se représenter.

Et le dialogue qu'ils veulent relancer, c'est quel type de dialogue? C'est pour combien de temps? Est-ce que les élections vont même se tenir en décembre, comme ils l’ont proposé?

On est dans un flou total et tout cela peut amener des étincelles qui pourraient m'en dégénérer à tout moment.

 

Plusieurs analystes ont estimé qu'au Sénégal, les forces armées avaient une tradition de loyauté. Qu'est-ce que vous, vous en pensez? Est-ce que c'est quelque chose dont on a peur actuellement au Sénégal, que la situation ne vire totalement hors du cadre démocratique?

C'est une situation ne pas écarter. Dans le passé, nous avons eu une police et une gendarmerie très responsables, mais aujourd'hui, vous voyez dans les manifestations, il y a combien de morts?

Si la situation perdure, alors le Sénégal risque de basculer dans le chaos. Ce n'est pas exclu, alors, à mon avis, que l'armée intervienne.