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Espagne : Le Silbo, une langue à vous couper le sifflet!

Susanne Henn (Août 2007)

La Gomera, dans les Canaries : montagnes escarpées et ravins profonds sculptent le paysage. Pour communiquer dans ces conditions, les habitants de l'île ont inventé une langue sifflée unique en Europe, le silbo.

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Le silbo revient de loin...
Le silbo revient de loin...Image : Susanne Henn/DW

La Gomera, une petite île des Canaries, un caillou de seulement 378 kilomètres carrés. Montagnes escarpées et ravins profonds sculptent le paysage. Très pittoresque, certes, mais comment communiquer dans ces conditions ? Alors il y a des siècles de cela, les habitants de cette l’île des Canaries, ont fait de nécessité vertu : ils ont mis au point une langue sifflée unique en Europe. On l’appelle „el silbo“, du verbe espagnol „silbar“ – siffler. Aujourd’hui, on ne parle plus en silbo, mais les habitants tiennent beaucoup à cet héritage culturel.

Un héritage culturel menacé

Comment dire "Bonjour" en silbo? "Tu dois mettre ton doigt dans la bouche, le plier et poser ta langue sur le bout du doigt, et puis souffler! "

Transmettre le silbo aux nouvelles générations, c'est assurer sa survie.
Transmettre le silbo aux nouvelles générations, c'est assurer sa survie.Image : Susanne Henn/DW

María, 14 ans, explique la technique du silbo. Elle vit à Hermingua, un village de montagne situé sur l’île de La Gomera, dans les Canaries. Aujourd’hui, environ 500 écoliers âgés de 6 à 14 ans se sont rassemblés sur le terrain de sport de l’école du village. Ils ont fait le voyage depuis les quatre coins de l’île pour assister à la grande fête organisée tous les ans en l’honneur du silbo.

Le silbo revient de loin, comme nous l’explique José Zenón Ruano, du Ministère canarien de l’Education : « S’il n’y avait pas eu cette initiative du gouvernement canarien, qui a rendu l’enseignement du silbo obligatoire à l’école, seules quelques personnes très âgées sauraient encore le parler aujourd‘hui. Mais aujourd’hui justement, sur La Gomera, ce sont ces vieilles gens et les jeunes enfants qui savent siffler et qui communiquent en silbo. »

Le silbo, matière scolaire obligatoire

Depuis 1999, le silbo est obligatoire dans toutes les écoles primaires de La Gomera.

Ce seraient les Berbères d’Afrique du Nord qui auraient apporté le sifflement sur cette île au relief escarpé. Au XVème siècle, les conquérants espagnols imposèrent leur langue sur l’île. Si bien que le silbo aujourd’hui parlé à La Gomera est en quelque sorte de l‘espagnol mis en musique.

Les sifflements peuvent s’entendre jusqu‘à 10 kilomètres à la ronde. Ils permettaient autrefois aux bergers et aux paysans solitaires de communiquer à distance. La compréhension passe par des sons montants ou descendants, des trilles et des pauses. Mais pour la fête du silbo organisée à l’école d’Hermingua, les apprentis siffleurs n’auront pas besoin de couvrir des distances vertigineuses.

Quelques discours officiels – des hommes politiques ont fait le déplacement, et bien sûr les professeurs de silbo. Les élèves sont aussi à l’honneur : les plus jeunes sifflent des phrases toutes simples tandis que les plus âgés doivent communiquer d’un bout à l’autre du terrain de sport.

Siffler, cela s'apprend

La fête se clôt sur une danse traditionnelle. Les habitants de La Gomera sont fiers de leur héritage culturel. María Esther Hernández, Directrice de l’Education de La Gomera, indique que le coût des différents projets de promotion du silbo s’élève à environ 100 000 euros par an : « Une autre façon de garantir sa pérennité est le cours de silbo destiné aux professeurs que nous venons de mettre sur pied afin de disposer, le moment venu, de professeurs et d’assisants de langue capables d’enseigner le silbo. »

Apprendre à communiquer en sifflant, pas si évident que cela...
Apprendre à communiquer en sifflant, pas si évident que cela...Image : Susanne Henn/DW

Le silbo ne peut bien sûr, reproduire qu’un nombre limité de consonnes et de voyelles. Ce qui explique qu’il soit parfois plus difficile de le comprendre que de produire soit même des sifflements. Mais le contexte permet généralement de comprendre de quoi il retourne, explique l’enseignante Mai Felipe Martín, qui prend désormais elle-même des cours de silbo : «Depuis que je suis petite, je suis très bonne pour comprendre le silbo. Je crois que je suis une très bonne réceptrice, mais je voulais aussi être moi-même émettrice. Je me suis alors lancé ce défi d’apprendre à siffler. »

Aujourd’hui, ils ne sont guère nombreux à maîtriser parfaitement le silbo : une poignée d‘hommes âgés se partagent la responsabilité d‘en transmettre les subtilités aux nouvelles générations. L’un d’eux, Isidro Órtiz, replonge dans ses souvenirs : « Quand des habitants de La Gomera étaient poursuivis par la Guardia Civil, ils prévenaient les autres en silbo pour qu’ils puissent se cacher : „Attention, la Guardia Civil arrive par ce côté, ils te cherchent, cache toi! »

Pendant la Guerre Civile espagnole, qui dura de 1936 à 1939, Républicains comme Nationalistes engagèrent des siffleurs pour transmettre rapidement des messages à leur camp respectif. Le silbo servit aussi à la résistance contre l‘oppression, notamment pendant la dictature franquiste.

Le silbo, bientôt classé au Patrimoine mondial de l'humanité ?

Plus tard, l’avènement du téléphone semble signer l’arrêt de mort de la langue sifflée. Mais aujourd’hui, ce danger semble écarté – c’est du moins l’avis du directeur du service culturel de l’île, Moíses Plasencia : « En 2008, j’en suis certain, l’Assemblée générale de l’UNESCO classera le silbo au Patrimoine mondial de l’humanité. »

Le classement du silbo dans la catégorie „chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité“ de l’UNESCO permettrait de lui assurer une plus grande visibilité et de renforcer sa promotion.

A la fin des festivités consacrées au silbo, Isidro Ortiz nous confie fièrement : « Mon âge ? 76 ans... et je ne suis pas prêt de partir à la retraite, maintenant que j’ai tellement de travail ! »

Le silbo, une matière scolaire (presque) comme les autres sur la Gomera.
Le silbo, une matière scolaire (presque) comme les autres sur la Gomera.Image : Susanne Henn/DW

Dès le lendemain, le voilà à l’œuvre devant une classe d’écoliers d’une dizaine d’années. „El silbo es muy bonito“, écrit-il au tableau. C'est à dire : „Le silbo, c‘est très joli.“

Les enfants de La Gomera ne sont pas les seuls à apprendre à communiquer en sifflant : il existerait une cinquantaine d’autres langues sifflées de par le monde – la plupart en Afrique de l’Ouest – de la Côte d'Ivoire au Cameroun - ou encore au Sénégal. Mais on rencontre aussi des peuples siffleurs en Turquie, au Mexique, en Amérique du Sud ainsi qu‘en Asie, particulièrement en Nouvelle-Guinée.

Pour ces langues sifflées, les chances de survie à moyen et long terme sont minces. Leur sort est désormais entre les mains d’une génération bercée au son du téléphone portable.